Concurrence déloyale et plateformes VTC

 

Com. 25 juin 2025 : quand la violation du droit du travail constitue un acte de concurrence déloyale

À propos de Cass. com., 25 juin 2025, n°23-22.430

« L’innovation technologique ne peut servir de prétexte à la violation de règles impératives »

L’économie des plateformes numériques représente aujourd’hui plus de 70 milliards d’euros en Europe et transforme radicalement les rapports de concurrence dans de nombreux secteurs¹. Cette révolution économique pose une question juridique centrale : comment concilier l’innovation disruptive avec le respect des réglementations sectorielles sans créer de distorsions concurrentielles ?

L’arrêt rendu par la Chambre commerciale de la Cour de cassation le 25 juin 2025 (n°23-22.430) apporte une réponse équilibrée et cohérente en sanctionnant une centrale de VTC pour concurrence déloyale. Cette décision dépasse largement le cadre du transport pour dessiner une nouvelle doctrine jurisprudentielle applicable à l’ensemble de l’économie collaborative.

En rejetant le pourvoi de la société de VTC, la Haute juridiction consacre une approche duale de la concurrence déloyale qui combine violation réglementaire et méconnaissance du droit social. Cette innovation prétorienne soulève une problématique fondamentale : l’économie des plateformes peut-elle continuer à prospérer en s’affranchissant des règles communes, ou doit-elle désormais s’y conformer sous peine de sanctions concurrentielles ?

Cette analyse révèle d’abord les fondements d’une conception renouvelée de la concurrence déloyale adaptée aux défis de l’économie numérique (I), avant d’examiner la portée prospective de cette jurisprudence dans le contexte de l’harmonisation européenne (II).

I. Les fondements d'une nouvelle conception de la concurrence déloyale dans l'économie des plateformes

A. L’innovation prétorienne : une approche duale de la concurrence déloyale

1. La consécration d’un « principe de neutralité technologique »

L’originalité de cette décision réside dans sa méthodologie binaire qui décompose la concurrence déloyale en deux violations autonomes mais complémentaires. Cette approche révèle une conception renouvelée du principe de loyauté dans la concurrence à l’ère numérique.

Traditionnellement, la loyauté des pratiques concurrentielles s’appréciait au regard des seules pratiques commerciales (dénigrement, parasitisme, désorganisation). L’arrêt du 25 juin 2025 opère une mutation conceptuelle majeure en intégrant dans cette appréciation le respect de l’ensemble des réglementations sectorielles et sociales. La loyauté ne se mesure plus seulement à l’aune des comportements sur le marché, mais à la conformité globale de l’entreprise avec l’ordre juridique applicable.

Cette évolution traduit l’émergence d’un « principe de loyauté systémique dans la concurrence » qui fait de chaque violation réglementaire une source potentielle de concurrence déloyale, dès lors qu’elle procure un avantage concurrentiel indu. Cette conception élargie répond aux défis posés par l’économie des plateformes qui prospère souvent en exploitant les « zones grises » du droit ou en contournant les réglementations existantes.

2. La protection absolue du monopole réglementaire des taxis

Premier fondement de la condamnation, la violation du code des transports illustre l’adoption d’une interprétation extensive de l’interdiction de la maraude électronique. La Cour affirme que cette interdiction s’applique « même si l’interface numérique ne permet pas aux clients potentiels de sélectionner eux-mêmes un chauffeur », consacrant une vision finaliste de la réglementation.

Cette position jurisprudentielle salutaire traduit l’émergence d’un « principe de neutralité technologique » : les innovations numériques ne peuvent modifier la qualification juridique d’une activité. Peu importe que la maraude s’effectue par présence physique ou interface digitale, seule compte sa fonction économique : permettre la captation directe de clientèle sur la voie publique.

En réservant aux taxis « le dispositif électronique qui fait état en temps réel de l’offre de véhicules », la Cour protège un monopole réglementaire en privilégiant la sécurité juridique et la protection des investissements réalisés par les titulaires de licences de taxi. Cette approche s’inscrit dans une tendance européenne plus large, illustrée par l’arrêt Uber(C-434/15) de la Cour de justice de l’Union européenne.

B. La requalification du travail de plateforme et ses implications concurrentielles

1. L’identification des critères de subordination algorithmique

Second fondement de la condamnation, l’analyse de la relation de travail constitue l’apport le plus novateur de cette décision. La Cour procède à une qualification réaliste en examinant la substance de la relation plutôt que sa qualification contractuelle formelle.

L’arrêt établit une grille d’analyse opérationnelle fondée sur six critères révélateurs de la subordination :

  • Disponibilité contrainte : obligation de connexion immédiate des chauffeurs
  • Direction algorithmique : ordres de course géolocalisés
  • Contrôle tarifaire : fixation unilatérale des prix par la plateforme
  • Système incitatif : bonus conditionnés aux performances définies
  • Exclusivité relationnelle : interdiction de contact direct avec la clientèle
  • Précarité contractuelle : pouvoir de résiliation unilatérale

Cette analyse dépasse la qualification traditionnelle du salariat pour identifier les nouveaux visages de la subordinationà l’ère numérique. Elle rejoint les travaux doctrinaux sur la « subordination algorithmique »³ qui caractérise le travail de plateforme.

2. La mobilisation du droit social au service de l’analyse concurrentielle

L’originalité de l’arrêt réside dans la mobilisation du droit social au service de la concurrence. En considérant que « la façon dont les chauffeurs de VTC collaborent avec la plateforme repose sur la même dynamique que celle d’un contrat de travail », la Cour élargit considérablement le champ d’application de la concurrence déloyale.

Cette innovation jurisprudentielle mérite d’être saluée car elle permet de sanctionner les stratégies d’évitement du droit social qui constituent autant d’avantages concurrentiels indus. Elle ouvre la voie à une conception élargie de la concurrence déloyale qui intègre judicieusement les dimensions sociales de la compétition économique.

Cette approche répond de manière pertinente aux critiques récurrentes sur l’aveuglement social du droit de la concurrence. Elle permet de sanctionner efficacement les stratégies de contournement du droit social qui créent des avantages concurrentiels indus par l’évitement des charges sociales.

Cette innovation s’inscrit dans un mouvement doctrinal plus large de « re-socialisation » du droit économique qui intègre les externalités sociales dans l’analyse concurrentielle⁴.

II. La portée prospective : vers un modèle français de régulation des plateformes

A. L’articulation entre jurisprudence nationale et harmonisation européenne

1. L’anticipation jurisprudentielle face aux exigences européennes

L’arrêt du 25 juin 2025 prend une dimension prospective remarquable à l’aune de la directive européenne 2024/2831⁷. En développant des critères précis d’identification de la subordination algorithmique, la Cour de cassation anticipe et facilite la transposition française de cette directive qui impose de distinguer les « faux » des « vrais » travailleurs indépendants.

La directive (UE) 2024/2831 du 23 octobre 2024 relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme, à transposer avant le 2 décembre 2026, impose aux États membres de « distinguer les faux travailleurs indépendants, qui ont vocation à être requalifiés en salariés par le juge, des vrais travailleurs indépendants ». Cette directive européenne conforte remarquablement l’approche adoptée par la Cour de cassationen fournissant un cadre normatif pour la requalification des relations de travail déguisées.

Cette synchronisation entre évolution jurisprudentielle nationale et harmonisation européenne illustre la capacité du droit français à irriguer la construction européenne. La méthode d’analyse développée par la Cour – fondée sur l’examen de la disponibilité contrainte, du contrôle algorithmique et de la fixation unilatérale des conditions – pourrait servir de modèle pour la transposition européenne.

2. La structuration d’un précédent jurisprudentiel européen

Cette décision établit un précédent jurisprudentiel transposable à l’ensemble de l’économie des plateformes. La méthode d’analyse développée – examen cumulé des violations réglementaires et sociales – offre un cadre applicable aux plateformes de livraison, aux services à la personne numérisés, ou aux places de marché sectorielles.

L’effet dissuasif de cette jurisprudence sur les pratiques d’évitement réglementaire ne doit pas être sous-estimé. L’arrêt consacre implicitement une doctrine de la conformité en matière concurrentielle qui conditionne la loyauté des pratiques au respect de l’ensemble des réglementations applicables.

Cette évolution jurisprudentielle s’inscrit dans la tendance internationale de la mise en conformité réglementaire (compliance) qui fait de la conformité réglementaire un enjeu stratégique majeur pour les entreprises⁵. L’harmonisation européenne s’accélère avec l’adoption de la directive (UE) 2024/2831. Cette directive, qui fait écho aux préoccupations exprimées par la Cour de cassation, impose aux États membres de réguler la gestion algorithmique, d’améliorer la transparence des plateformes et de renforcer les voies de recours.

B. Les enjeux d’équilibre entre innovation technologique et protection sociale

1. Les défis d’équilibre du cadre jurisprudentiel actuel

Si cette jurisprudence mérite d’être approuvée pour sa cohérence juridique et sa portée protectrice, elle soulève néanmoins certaines questions sur l’équilibre optimal entre innovation et régulation. L’interdiction absolue de la maraude électronique, même passive, pourrait à terme nécessiter un assouplissement maîtrisé pour optimiser l’efficacité économique.

Cette rigidité contraste avec les approches plus nuancées adoptées à l’étranger. Les environnements réglementaires d’expérimentation (sandbox regulations) britanniques permettent l’expérimentation contrôlée d’innovations financières. Une approche similaire pourrait être envisagée pour les transports.

L’accumulation des contentieux révèle l’inadaptation structurelle du cadre réglementaire français aux réalités de l’économie numérique. La modernisation de la réglementation des transports par l’introduction d’une régulation différenciée selon les services offerts permettrait de concilier innovation et protection, sous réserve de garanties appropriées (formation, assurance, fiscalité).

2. Les enjeux économiques et sociaux de la régulation équilibrée

Cette jurisprudence restrictive soulève des interrogations sur la compétitivité de l’écosystème numérique français. Alors que les plateformes américaines et chinoises bénéficient d’environnements réglementaires plus souples, la France risque de se marginaliser dans l’économie numérique globalisée.

Cette approche pourrait aussi constituer un avantage concurrentiel décisif à long terme en favorisant l’émergence de modèles économiques plus durables et socialement responsables, positionnant ainsi la France comme leader d’une économie numérique éthique.

Cette décision témoigne d’une volonté de préserver le modèle social français face aux pressions de l’économie de plateforme. Elle s’inscrit dans une démarche de protection des acquis sociaux qui caractérise l’approche européenne de la régulation numérique, répondant aux préoccupations croissantes sur la précarisation du travail induite par l’économie des plateformes⁶.

Cette convergence franco-européenne renforce la légitimité de l’approche jurisprudentielle française et confirme que la protection des droits sociaux constitue un impératif partagé face aux défis de l’économie des plateformes.

Conclusion

L’arrêt du 25 juin 2025 marque un tournant salutaire dans la construction jurisprudentielle d’un droit de la concurrence adapté aux défis de l’économie numérique. En développant une conception élargie de la concurrence déloyale qui intègre les violations du droit social, la Cour de cassation enrichit de manière opportune l’arsenal juridique de régulation des plateformes.

Cette innovation jurisprudentielle révèle la remarquable capacité d’adaptation du droit français face aux transformations économiques, tout en soulignant la nécessité complémentaire d’une évolution législative. La multiplication des contentieux appelle certes une intervention législative d’envergure pour moderniser le cadre réglementaire, mais cette jurisprudence pose déjà les fondements solides d’une régulation équilibrée.

L’enjeu dépasse le seul secteur des transports : il s’agit de définir les règles du jeu de l’économie du XXIe siècle en harmonie avec les évolutions européennes. La directive 2024/2831, qui doit être transposée avant 2026, offre un cadre d’action coordonné pour réconcilier innovation technologique, protection des droits sociaux et maintien d’une concurrence équitable. Cette décision du 25 juin 2025 positionne avantageusement la France dans cette dynamique européenne en anticipant les évolutions normatives nécessaires.

La France dispose désormais d’un cadre jurisprudentiel structurant pour devenir un laboratoire de cette régulation équilibrée. Cette décision ouvre la voie à la construction d’un modèle juridique innovant qui réconcilie avec succèsprogrès technologique et cohésion sociale. L’avenir de notre compétitivité dans l’économie mondiale se dessine favorablement grâce à cette approche équilibrée.


Notes

¹ Commission européenne, Digital Economy and Society Index, 2024.

² OCDE, The Future of Work: OECD Employment Outlook 2019, Paris, 2019, p. 156.

³ A. SUPIOT, « Au-delà de l’emploi : transformations du travail et devenir du droit du travail en Europe », Flammarion, 1999.

⁴ M.-A. FRISON-ROCHE, « Le droit de la régulation », Dalloz, 2001.

⁵ L. ARCHAMBAULT, « Compliance et droit de la concurrence », LGDJ, 2020.

⁶ S. ABDELNOUR, « Moi, petite entreprise : les auto-entrepreneurs, de l’utopie à la réalité », PUF, 2017.

⁷ Directive (UE) 2024/2831 du Parlement européen et du Conseil du 23 octobre 2024 relative à l’amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme, JOUE L, 11 nov. 2024. Voir également : Sénat, Question écrite n°02574 de M. Olivier Jacquin sur la transposition de cette directive, 5 déc. 2024.

Maître Fatima Ghilassene

Cet article a été rédigé par maître Fatima GHILASSENE, avocate au Barreau de Lille

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